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Roland Dumas fut le dernier avocat du peintre espagnol, qui l’avait chargé de veiller sur "Guernica".

D’où est venu votre goût pour l’art et la peinture ?

Je suis né à Limoges qui n’est pas forcément une ville très artistique. Très tôt, j’ai été intéressé par la musique, j’avais une jolie voix, j’ai préparé le conservatoire. La peinture, ça m’était même un peu étranger. Quand on me présentait les tableaux audacieux du Picasso de cette époque dans les années trente, je ne trouvais pas ça beau, en réalité. C’est venu après, quand j’ai commencé à réfléchir, à regarder ces "peintures qui bougent" selon la formule d’Apollinaire : "On apprend de Montrouge/Que Monsieur Picasso/Fait un tableau qui bouge." Parce que si on ferme un peu les yeux, on peut voir bouger la peinture.

 

Après avoir été élu député, en 1956, j’ai opté pour l’indépendance de l’Algérie et, de relations en relations, je suis devenu l’avocat d’André Masson, un des derniers peintres surréalistes, dont le fils avait été arrêté parce qu’il faisait passer en Suisse des réfractaires français qui ne voulaient pas aller en Algérie. Par ce biais, je suis d’un coup versé dans le monde parisien de la peinture. Masson avait comme marchand Daniel-Henry Kahnweiler, qui vendait des œuvres de Picasso : je suis aussi devenu son avocat et celui de la galerie Leiris.

Comment rencontrez-vous Picasso ?

Je le croise une fois ou deux grâce à Kahnweiler, puis arrive un moment où il va s’intéresser à moi. En 1965, il avait un procès en cours dont s’occupait son vieil avocat, contre le livre assez désagréable de son ex-compagne, Françoise Gilot. Louise Leiris m’a demandé une consultation, dans laquelle j’écrivais : "Il ne faut pas que Picasso fasse ce procès, parce qu’il va perdre." C’était resté dans la tête de Picasso, qui avait quand même fait ce procès, qu’il avait perdu.

Comment êtes-vous devenu son avocat ?

Un jour, Picasso dit à Kahnweiler : "Ce jeune avocat dont vous m’avez parlé, je veux le voir." Je vais le voir à Notre-Dame-de-Vie de Mougins, je me trompe, je prends le chemin du haut, je me retrouve dans un champ, Picasso me cherchait partout. Il en était très amusé. Nous avons été déjeuner dans un restaurant de poissons qu’il aimait et, après, il m’a confié deux ou trois petites affaires judiciaires, et a abandonné son vieil avocat. Je me souviens d’un peintre barbouilleur espagnol qui avait saccagé la chapelle de la Paix qu’il avait peinte à Vallauris. Picasso a fait appel à moi. Je suis arrivé avec son épouse Jacqueline, et on a nettoyé ce qu’il avait barbouillé, avant que ça ait le temps de sécher. Picasso était resté dans son lit, il était tellement effondré qu’il n’avait pas voulu se déplacer. Certains artistes sont ainsi.

C’est un drôle de travail pour un avocat...

Ils étaient désemparés. Vous savez, l’avocat, pour eux, c’est un peu comme le médecin de famille. Il doit savoir tout faire. Et finalement, Picasso n’a pas fait de procès à ce barbouilleur.

Et "Guernica" ?

En novembre 1969, Kahnweiler m’appelle à 8 h du matin : Franco veut récupérer Guernica, Picasso en fait un drame, il faut y aller de suite. Je prends l’avion, et on passe toute la journée assis sur une pierre, à parler avec Picasso de Guernica. Il a commencé ce tableau en mai 1937, une semaine après le bombardement par les Allemands de cette petite ville basque, et l’a peint en un mois, pour le pavillon espagnol de l’Exposition universelle de Paris, en juin 1937. En 1939, il l’a envoyé à New York, au MoMA, où il était depuis en dépôt. "Guernica, c’est l’œuvre de ma vie, c’est la seule chose qui a de l’importance. Tout le reste, je m’en fous !" Et, ce jour-là, Picasso me dit : "Tant que Franco sera au pouvoir, je ne veux pas que Guernica rentre en Espagne. Faites les papiers qu’il faut."

Je lui dis : "Tant que vous serez vivant, votre parole sera d’évangile : le tableau ne rentrera pas. Le seul problème, c’est après votre mort : là ce sera la débandade."

Quelle solution allez-vous imaginer ?

Je lui ai expliqué qu’il fallait faire un testament. "Un testament ? Mais tu es fou ! Si je fais un testament aujourd’hui, je meurs demain !" C’était une réaction très bizarre, pour un type qui était laïc, mais aussi très superstitieux. J’ai fini par trouver la formule : le tableau ne rentrera en Espagne que quand les libertés publiques seront rétablies. C’était une notion juridique claire. Il restait une dernière question : qui décidera que les libertés publiques sont réunies ? Alors on passe tout le monde en revue. Les copains de la guerre d’Espagne ? "Ils sont tous morts." Les enfants ? "Tu es ridicule, ils me font des procès." Les femmes ? "Ah non, elles se disputent. Ce sera vous qui déciderez." J’ai pris ça en pleine figure, j’avais les larmes aux yeux. C’était une preuve de confiance grandiose mais, en même temps, quelle responsabilité ! Pour moi, c’était le sommet du sommet. C’était l’homme le plus connu au monde.

Vous êtes restés proche jusqu’à sa mort en 1973 ?

Oui. À la fin, il voulait que je dorme chez lui. Le matin, il tapait à la porte : "Dumas ! Debout !" On était devenus très copains. Il m’appelait Alexandre parce que Dumas, pour lui, c’était Alexandre Dumas. Il m’a fait des petits dessins, qu’il effectuait rapidement, et qu’il me dédicaçait : "Ceci est pour mon ami Alexandre qui n’est pas Alexandre Dumas." Il m’admettait dans son atelier pendant qu’il peignait, ce qu’il ne faisait qu’avec très peu de gens. Il disait : "Reste là, tu ne bouges pas, tu ne dis rien." Il travaillait vite, et il se reposait longtemps. Il peignait au pinceau, puis s’arrêtait, et il regardait, sans rien dire, s’asseyait, regardait, reculait, c’était comme une mécanique. Il travaillait vite, il faisait des peintures en série, ce qui a entraîné beaucoup de critiques. Il lui arrivait de faire quatre ou cinq tableaux par jour, et d’autres sur lesquels il se repentait, qu’il reprenait, refaisait.

Quand il est mort, à 91 ans, j’ai fait le transport du corps avec la famille et les Leiris, de Notre-Dame-de-Vie à Vauvenargues. Il avait demandé qu’on l’enterre dans le château. On l’avait installé dans la grande salle des gardes, et j’y suis resté deux nuits. C’était l’hiver, il neigeait, c’était très dur, très froid.

Vous avez alors brûlé des dizaines d’œuvres ?

Dans ses derniers jours, il ne dessinait que des sexes de femmes, et mettait ces dessins au crayon de côté. On les a trouvés après sa mort, il y en avait, 30, 40. Jacqueline, sa veuve, et son fils m’ont dit : "Dumas, qu’en pensez-vous ?" Je leur ai dit qu’ils avaient maintenant le droit moral sur ses œuvres, celui de divulguer ou de détruire, et que ces pièces n’étaient pas dignes du Picasso qu’on avait connu. Jacqueline a été d’accord, on les a descendues dans la cheminée, mais elle disait : "Je n’ose pas, Pablo, c’est sacré, c’est mon soleil". Elle a craqué l’allumette et me l’a donné, et je les ai brûlées.

Comment s’est joué le retour de "Guernica" à Madrid ?

Avant la mort de Franco, j’ai évoqué le droit moral, en rappelant qu’on ne pouvait pas donner ce tableau sur la guerre d’Espagne de façon déshonorante en l’offrant à Franco. Après sa mort, il a fallu négocier avec la famille, avec le MoMA, avec la Royauté. Cela m’a valu d’aller en secret à Madrid voir le roi. Picasso voulait que Guernica soit au Prado. Le roi pensait qu’il serait mieux protégé au Pays Basque mais, pour moi, une œuvre comme Guernica, une splendeur qui symbolise les horreurs de toutes les guerres, ne pouvait pas rester dans un coin du pays. C’était une œuvre nationale. Finalement, Guernica est revenue dans une annexe du Prado, en attendant le musée de la reine Sofia. J’avais exigé une vitre blindée, car j’avais peur qu’un nostalgique de Franco s’en prenne au tableau. Cela s’est fait en 1981, pour le centenaire de la naissance de Picasso. J’ai pu ensuite écrire au roi pour lui dire que j’avais rempli ma mission et que j’étais fier d’avoir honoré la parole de Picasso. Ce fut une grande bataille, celle de ma vie, dont je suis le plus fier.

"Picasso, ce volcan jamais éteint", Roland Dumas, Thierry Savatier, Bartillat, 236 pages, 20 €.

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